Par M.Benassaya - User eXperience & Accessibility Expert chez SQUAD
Quel contexte ?
En France, la loi du 11 Février 2005 pour « l’égalité des droits et des chances » impose aux divers services de communication publique en ligne d’être accessibles aux personnes en situation de handicap. Cette loi s’intègre dans un cadre réglementaire qui, à l’image du handicap, ne s’arrête pas uniquement aux frontières françaises. Son étendue et même son origine sont associées à un contexte européen et international. L’Europe[1] caractérise l’accessibilité numérique comme étant une obligation citoyenne dans le sens où une plus large diffusion de produits et services numériques accessibles favorise l’insertion professionnelle, l’intégration sociale et un cadre de vie autonome.Aux Etats-Unis, l’accessibilité numérique a été prise en compte dès 1998, avec l’adoption par le Congrès d’un amendement portant sur l’accessibilité des sites fédéraux et des ressources électroniques du gouvernement.
En France, ce cadre légal intervient alors que 12 millions de français (Talentéo, 2015 ) sont touchés par un handicap. Soit près d’un français sur cinq. Parmi eux, 80% ont un handicap invisible. 1,5 millions sont atteints d’une déficience visuelle et 850 000 ont une mobilité réduite. Ainsi, l’INSEE estime que :
- 13,4% ont une déficience motrice,
- 11,4 % sont atteints d’une déficience sensorielle (auditive ou visuelle),
- 9,8 % souffrent d’une déficience organique,
- 6,6% sont atteints d’une déficience intellectuelle ou mentale
- 2 à 3 % de la population utilise un fauteuil roulant.
En complément de ces chiffres, il ne faut oublier les personnes âgées qui, peuvent être confrontées à des problématiques aussi contraignantes qu’une personne en situation de handicap (mobilité difficile, acuité visuelle faible, vieillissement cognitif, etc.). Ou encore les personnes présentant des caractéristiques bloquantes dans l’accès à l’information (dyslexie, daltonisme, analphabétisme, etc.).
Nous observons donc que l’accessibilité peut toucher un grand nombre de personnes d’autant plus que ces chiffres tendent à évoluer du fait d’un vieillissement généralisé de la population (Blanc, 2007). Au regard de ces chiffres et évolutions, la mise en place de ces dispositions légales s’explique également par la volonté de réduire la fracture numérique pour les personnes en situation de handicap dans une société où les nouvelles technologies du web se propagent en masse dans notre quotidien.
De nos jours, dès qu’une incertitude, une curiosité ou un besoin apparaît nous allons chercher une réponse sur le web. Lorsqu’en 1995 le web comptait environ 23 000 sites, en 2016 il existe plus de 1 milliard de sites (Internet Live Stats. 2016). Du fait de cette croissance exponentielle, nous avons l’opportunité d’avoir un accès rapide à différents types d’informations et services sans avoir besoin de nous déplacer. En d’autres termes, cela nous facilite la vie.
C’est justement en ce sens que la fracture numérique existe car cette mise à disposition d’informations et de services devrait être pour les personnes en situation de handicap synonyme de révolution. Or, il apparaît clairement que l’inaccessibilité des interfaces est une source d’exclusion, ce malgré l’utilisation de technologies d’assistance visant à leur faciliter l’accès aux contenus informatiques mais limitée par l’absence de prise en compte de l’accessibilité lors de la conception des interfaces. Malgré l’existence de normes (WCAG, RGAA), très peu de sites internet sont accessibles : lors de plusieurs enquêtes effectuées par l’Union Européenne (Rapport de l’UK presidency of the UE, 2009), moins de 20% des sites évalués respectent les normes d’accessibilité internationales. Un récent état des lieux évoque même 5% de sites accessibles au niveau mondial.
Aujourd’hui, comment est prise en compte l’accessibilité numérique dans la conception ?
Comme cité précédemment, des normes nationales de conception ont émergés suite à la loi de 2005. Le décret français RGAA, à savoir le Référentiel Général d’Accessibilité pour les Administrations (Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique, 2015), paru pour la 1ère fois en 2009 et très inspiré du WCAG 2.0, connaît actuellement sa 3ème version. Ces normes expliquent comment concevoir un site web accessible à travers un ensemble de préconisations. La mise à disposition de ces normes a pour but de sensibiliser et de guider les concepteurs dans l’intégration de l’accessibilité dans les projets informatiques.
La plupart des sites recensés accessibles respectent les normes présentes dans ce référentiel, cela correspond à l’accessibilité normative (Giraud, 2014 Octobre) qui reste à l’heure actuelle prédominante. Par exemple, dans le cadre de l’accessibilité aux personnes avec une déficience visuelle, ce type d’accessibilité consiste à appliquer un ensemble de règles de conception pour permettre la bonne retranscription des informations visuelles en informations auditives par un lecteur d’écran qui lit oralement et séquentiellement toutes les informations présentes à l’écran. Cette accessibilité répond à la question d’existence : Tel objet est-il présent ? Telle règle est-elle respectée ? Cette approche possède un intérêt certain pour l’intégration de l’accessibilité dans les interfaces et peut être considérée comme étant une base technique à la conception. Cependant, cette approche n’offre pas pleinement satisfaction car un élément essentiel est omis : l’observation de l’activité effective des personnes en situation de handicap lors de leurs interactions.
Demain, comment devrait être prise en compte l’accessibilité numérique dans la conception ?
Observer les utilisateurs en situation de handicap lors de leurs interactions permet de capter au plus près leurs besoins, leurs objectifs et les moyens mis en œuvre pour atteindre avec efficacité, efficience et satisfaction leurs buts. Cela revient à prendre en compte l’accessibilité effective par les méthodes d’analyses de l’ergonomie. Intégrer l’accessibilité n’est pas seulement le choix d’une approche ou d’une autre mais bel et bien la prise en compte des deux types d’accessibilité (normative et effective) afin de répondre aux besoins des utilisateurs déficients visuels, qui se sont transformés avec l’évolution des interfaces web. Les interfaces devenant de plus en plus riches, offrant de plus en plus de possibilités en termes d’interactions et de plus en plus de possibilités en termes d’informations et de services, les besoins en accessibilité ne peuvent plus se reposer uniquement sur des normes mais doivent être appréhendés d’une manière plus fine avec une vraie connaissance des caractéristiques et contraintes des personnes en situation de handicap. Pour en finalité, ne plus percevoir l’accessibilité comme étant une fracture entre deux types de web, un web destiné aux personnes en situation de handicap et un web pour le reste mais comme l’accélérateur d’un web universel et décloisonné.
Aujourd’hui, comment est perçue l’accessibilité numérique dans la conception ?
L’accessibilité, au travers de cette loi et d’une manière générale est perçue comme étant coercitive. D’une part, coercitive car imposée par un cadre légal et donc par des sanctions en cas de non-respect de la loi. D’autre part, coercitive sur de nombreux points inhérents à la conception. Tout d’abord en termes d’impact, beaucoup pensent que l’accessibilité est destinée uniquement à une faible proportion de personnes en situation de handicap. Qu’au regard de ce constat, intégrer l’accessibilité implique une mise en œuvre complexe et très coûteuse pour un ROI très faible puisqu’elle ne concernerait qu’une population très restreinte. Il revient également fréquemment que prendre en compte l’accessibilité c’est tirer un trait sur le design graphique d’un site.
L’accessibilité génèrerait un look and feel obsolète et peu attractif. En d’autres mots, il y a apparemment peu d’intérêt à penser accessibilité lors de la conception d’une interface car cela irait vraiment à l’encontre des objectifs et tendances actuelles. Cette représentation stéréotypée plutôt négative de l’accessibilité et de ses conséquences, en tout cas de son apport plus que limité n’incite bien évidemment pas à lancer une dynamique qui pourrait pourtant être bénéfique sur de nombreux points et pour de nombreuses personnes.
Demain, comment devrait être perçue l’accessibilité dans la conception ?
L’accessibilité, telle qu’elle peut être perçue à l’heure actuelle serait une erreur et entraîne de la contre productivité dans sa mise en place alors qu’elle représente un tremplin d’opportunités sur plusieurs versants.
Tout d’abord, l’enjeu fondamental est sociétal par l’intégration de personnes en situation de handicap au développement numérique de notre société. Cependant, il ne faut pas cantonner l’accessibilité uniquement à cela même si l’enjeu principal est là. Comme évoqué précédemment, nous sommes dans un contexte où la population connaît un vieillissement généralisé. L’accessibilité impacte également les personnes âgées qui peuvent connaître de grosses pertes au niveau de leurs facultés auditives, visuelles, mobiles et cognitives.
Mettre l’accessibilité de côté, c’est aussi mettre ces personnes âgées de côté et donc perdre beaucoup d’utilisateurs potentiels et du trafic. Penser accessibilité dès maintenant, c’est aussi préserver à long-terme la plus-value que nous avons à utiliser les nouvelles technologies aujourd’hui. Non seulement, car nous allons vieillir et serons potentiellement confrontés aux mêmes difficultés mais aussi car nous pouvons à un moment donné et de manière ponctuelle, nous retrouver dans une situation handicapante (bras ou lunettes cassés, environnement lumineux ou bruyant). Les bénéfices sociétaux de l’accessibilité existent en termes d’usages et ne concernent pas uniquement les personnes en situation de handicap. C’est un tremplin sociétal qui nous concerne tous.
Ensuite, c’est un autre versant important qui entre en jeu : L’enjeu économique. En effet, il existe un réel paradoxe entre le manque d’accessibilité des sites web et l’énorme marché potentiel que les besoins des personnes en situation de handicap peuvent générer. C’est bel et bien cette population qui a le plus besoin d’accéder à des services en ligne et de se faire livrer à domicile, sans avoir la contrainte de se déplacer. Un autre marché potentiel à ne pas négliger est également celui des « seniors ». En effet, ils représentent le segment de consommateurs qui croît le plus avec une prévision de 2 milliards de seniors pour 2050. Il se peut même qu’ils deviennent le 1er groupe de consommateurs importants avec un pouvoir d’achat doublé d’ici 2020 (Lignon, 2014).
Les personnes âgées représentent également une part importante des consommateurs en ligne, y voyant les mêmes avantages que les personnes en situation de handicap. L’accessibilité représente donc un investissement judicieux et d’utilité publique. Comme tout investissement, il peut demander des efforts difficiles au début mais avec des retombées indéniables et profitables.
La mise en accessibilité d’un site est une tâche complexe qui représente un challenge à relever tant en termes de conception que de développement. C’est justement en ce point que l’accessibilité peut être motrice pour l’avenir, selon la perception et l’implication qu’on y accorde. Il s’agit du versant de l’innovation. L’accessibilité nécessite d’être assez créatif et innovateur afin de lever les freins inhérents aux différentes caractéristiques des populations cibles. L’accessibilité est une source d’innovation et permet de proposer des fonctionnalités qui servent à tous. Une solution innovante qui permet à des personnes en situation de handicap de réaliser une tâche jusque-là difficile voire impossible, entraîne une adoption immédiate de la part du reste de la population car cette solution sera facilitatrice aussi pour eux.
Quelques exemples d’inventions pensées et destinées initialement pour les personnes en situation de handicap mais qui nous sont très utiles :
Au-delà des différents enjeux cités précédemment que l’accessibilité représente, c’est également un gage de qualité et très valorisateur sur les marchés et auprès de l’opinion publique. L’accessibilité s’inscrit dans la mise en place d’une démarche qualité à long-terme. En effet, la mise en place de l’accessibilité sur un site web contribue à la mise en place de bonnes pratiques qui permettent de fluidifier la navigation, la compréhension et la lisibilité du contenu. Qui plus est, repenser vote site en termes d’accessibilité numérique permet également de revoir entièrement son ergonomie afin d’amener l’information de manière pertinente. Ces points permettent donc de diminuer les coûts de maintenance mais également d’optimiser le référencement et donc sa performance en termes de trafic.
Conclusion
Nous avons vu précédemment que l’accessibilité ne concernait pas uniquement les personnes en situation de handicap mais que nous pouvons et devons tous être concernés. Au regard des chiffres énumérés dans cet article, nous pouvons émettre des corrélations afin de démontrer non seulement la nécessité de mettre en place l’accessibilité numérique mais surtout les opportunités et plus-values qui y sont liées.
Les nouvelles technologies connaissent un développement croissant avec de nouveaux besoins qui émergent. Les personnes (en situation de handicap, âgées, etc.) qui ont un véritable intérêt à en bénéficier sont également nombreuses avec des chiffres qui tendent à évoluer de manière croissante. L’association de ces deux variables témoigne d’un véritable intérêt à prendre en compte et développer l’intégration de l’accessibilité dans les projets informatiques. En se posant les bonnes questions dès le démarrage d’un projet, en identifiant rapidement les bonnes problématiques, nous verrons certainement que penser accessibilité, c’est innover pour tous.
Références
Blanc, Paul. Loi Handicap : Pour suivre la réforme. Sénat, 2007 [ En ligne]. http://www.senat.fr/rap/r06-359/r06-359.html, consulté le 11 Avril 2016.
Giraud, Stéphanie (2014, Octobre). L’accessibilité des interfaces informatiques riches pour les déficients visuels. Université Nice Sophia Antipolis. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01154444/document, récupéré le 11 Avril 2016
Internet Usage & Social Media Statistics. Internet Live Stats. Internet Live Stats, s. d. [En ligne]. http://www.internetlivestats.com/, Consulté 11 avril 2016.
Lignon, Célia. Accessibilité numérique : bonne ou mauvaise nouvelle ? Journal du Net (2014, Octobre).http://www.journaldunet.com/ebusiness/expert/58704/accessibilite-numerique—bonne-ou-mauvaise-nouvelle.shtml, consulté le 12 avril 2016
Rapport de l’UK presidency of the UE (2009). Accessibility of public sector services in the European Union. Rapport de l’Union Européenne.
Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique. Référentiel. In Les documents de référence du S.I. de l’État, 2015 [ En ligne]. http://references.modernisation.gouv.fr/rgaa-accessibilite, consulté le 11 Avril 2016.
Talenteo. 2015 : les chiffres clés du handicap. Talenteo, 2015 [En ligne]. http://www.talenteo.fr/chiffres-handicap-2015/, consulté le 11 Avril 2016
[1] Certains pays européens sont en pointe : l’Irlande (« Disability Act », 1999) ; la Grande-Bretagne (Disability Discrimination Act, 1995) ; l’Allemagne et l’Espagne (2002) ; la Grèce (2003)…